Qui suis-je ?
Au fond de mon assiette au motif de lune, je regarde le beurre fondre sur mes petits légumes. Mon chandelier est allumé. « Tiens, les flammes ont franchi la limite entre le blanc et le doré. » Sur mes petits plaques, la soupe boue. J’entends le bruit des bulles. Il fait chaud dans mon petit salon. Il fait nuit. J’entends les sons de ma voisine, en-dessous. Un film, sûrement. Je me sens fatiguée mais légère, flottante. Je m’arrête un instant pour percevoir l’air sur mes bras. Je plonge dans mon silence intérieur. C’est un vent chaud d’un début d’été, doux, calme. C’est bon…
Je suis en gratitude.
Je me questionne : qui suis-je exactement ?
Je ne comprends pas. En une semaine, j’ai l’impression d’avoir été dix Hélènes différentes. A peine avais-je ressenti un nouvel état intérieur que j’avais oublié le précédent. Puis, j’ai cru que je ne passerais plus jamais au suivant. En une semaine, j’ai l’impression d’avoir vécu sept vies.
Qui suis-je ? Que reste-t-il de moi ?
En cet instant, face au chandelier, mon ordinateur sur les genoux, je ne reconnais que mon corps, dont les contours n’ont pas trop changé, eux, pendant ce grand tourbillon.
Suis-je la serial killeuse qui veut saisir une hache et trancher son appartement en fagots ? Ou encore la séductrice qui fait une déclaration d’amour à sa nouvelle voiture, grimpant nue sur sa carrosserie un soir de pluie ? Suis-je l’excitée qui, au bord de la voix rapide à 90km/h, cinq minutes avant que le bus pour Genève arrive, se dit : « Yeahhhh je fais une story sur instagram, je suis trop inspirée et spirituelllllllleeeee ». La droguée qui pianote frénétiquement sur son téléphone « parce qu’il ne faut pas louper une seconde !!! " ? La sereine qui, en cet instant, a l’impression d’être un grand vide ? Suis-je la grincheuse qui lâche les vannes en pleine rue car elle ne peut plus se retenir de pleurer ? La sage qui, la semaine d’avant se dit « c’est bon !!! je suis en plein changement d’identité, les méditations de Joe Dispenza, ça marche du tonnerre, allez-y, ça va changer votre viiiiie !!! » ? La dépressive qui ne peut rien entendre des conseils des autres, car elle tourne en boucle à l’intérieur ? La bête de scène qui improvise en allemand dans un théâtre suisse ? La petite fille qui stresse, sue et passe une nuit blanche à l’idée d’être observée par la directrice pendant son prochain cours de théâtre ? (« si ça se trouve, elle va me renvoyer, tellement elle me trouvera mauvaise ! ».) Suis-je la léthargique qui n’arrive plus à rien faire car la seule idée de cuisiner lui paraît plus difficile que l’ascension du Roc d’Enfer ? La sportive qui fait une randonnée trois jours après, en pleine forme ? Ou encore la chaleureuse qui reçoit Zoé, 7 ans, chez elle et passe une soirée à jouer à la Bonne Paie ? La révoltée qui se dit qu’elle va arrêter les crèches ? La super animatrice qui regrette son choix quand elle se met à faire danser les enfants en jouant des percus sur un carton ? La paumée qui ne sait plus qui elle est ? La paisible qui en cet instant, profite du calme, de la quiétude après cet ouragan ?
Je ne sais pas.
Je ne sais pas qui je suis.
Je suis sûrement tout cela à la fois. Et je suis certainement rien de tout cela.
En cet instant, toutes ces parties de moi m’apparaissent comme des vagues. Parfois petites, parfois grandes, elles agitent une mer qui, dans les profondeurs, reste toujours calme, elle. Enfin, à priori. Ces derniers jours, il me semblait avoir oublié, qu'en-dessous, c'était le silence des abysses.
En cet instant, je suis la mer paisible. Je m'arrête pour ressentir, déguster cet état.
Dans quelques minutes que serai-je ?
Je n’en sais rien.
Ce qui est sûre, c’est que je suis
et je serai
vivante.