Frapper à la porte

C'est fou le nombre de fois où je suis restée plantée devant le portail de mes rêves. Pourtant, j'étais motivée. J'avais tout imaginé en lunettes 3D megamax 360° dans un décor digne d'Avatar (que je n'ai toujours pas vu). Le cœur vibrant, moi, rayonnante, victorieuse, sublime, avec le plus beau cadeau qu'il existe, MA réalisation, dans un magnifique paquet d'un rouge brillant entouré d'un ruban argenté. Prête à le présenter au monde, j'avais mis mes talons dorés, ma robe violette à sequins, remonté mes cheveux, fait retomber mes boucles sur mes épaules et surmonté mon regard d'un trait d'eye-liner. Alors que je m'apprêtais à poser la main sur la poignée en fer forgé, un geste brusque m'a retenue.

"Euh, mais tu crois qu'ils vont bien t'accueillir ?

Tu les as même pas prévenu.e.s.

Ils vont trouver ton cadeau ridicule.

Il n'est pas si beau.

Je vais reprendre mon cadeau, en acheter un autre, un meilleur, une meilleure idée, je vais y réfléchir, prendre des notes et attendre que ce soit mûr, c'est ça, que ce soit suffisamment mûr et...

abouti !

Oui, exactement ça !

"Abouti" : c'est le mot que je cherchais. Je vais rentrer, je vais me reposer, faire du sport, comme ça je serai parfaite, prête pour demain. Oui, je reviendrai demain. Allez, je rentre. Promis, je reviens demain ! Je serai là demain !",

feinte-je de crier au-dessus du portail. Mais je suis déjà partie.

Seule chez moi, j'enlève ma robe, je dénoue, mes cheveux, me démaquille. Face au miroir, j'évite mon regard. Je ne peux pas regarder mon échec dans les yeux. Je glisse contre le mur, le carrelage froid me raidit le dos. Les fesses par terre, je prends ma tête entre mes mains et me mets à pleurer

"Je suis nuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuullllllle".

J'attrape mon cadeau et je le perfore avec un tournevis, l'écrase au fer à repasser et le noie dans mon reste de thé noir de trois jours trop infusé.

"Tellement nuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuullllllle".

"Et pourtant, Hélène, quand tu ouvres le portail, il se passe quoi, hein ? Il se passe quoi ?" (mon reflet m'a saisie et me secoue)

"Tu vois bien que quand tu ouvres le portail, 80% du temps on te dit d'entrer, on t'accueille. Les gens sont curieux, ils s'intéressent. Oui, des fois on te claque le portail au nez, mais est-ce que tu en meurs Hélène, hein, dis-moi, est-ce-que tu en meurs ???"

(électrochoc, je ne comprends pas ce qu'il se passe, et il me fixe vraiment dans les yeux, mon reflet, il fait flipper !)

Non, tu n'en meurs pas. Tu ne peux pas en mourir.

Tu meurs à chaque fois que tu n'y vas pas ! Quand tu reviens de ta soirée sans y être allée, tu deviens lourde et tu t'écroules et tu prends trois fois plus de temps à te relever. Et j'en ai marre d'être ton reflet larmoyant "Et en plus j'ai même pas mis de mascara waterproof". Plus minable, tu meurs.

Donc, Hélène, assieds-toi là. On va se regarder bien droit dans les yeux, toi et moi, et on va faire une liste de tous les moments où tu as ouvert le portail, sauté à l'élastique, atterri dans une crémaillère d'inconnu.e.s, pris le train pour Varanassi toute seule parce que t'as des ******* de capacités et je veux plus jamais, tu entends, JAMAIS, te retrouver à faire des câlins au carrelage. C'est compris ?

Bon, du coup, je dois vous laisser, j'ai du boulot... j'ai une liste à écrire (et mon reflet me lâche pas du regard, purée il est coriace...)